3

 

 

 

Ouvrir les yeux m’a demandé un effort colossal. L’espace d’une seconde, je me suis dit que je devais avoir passé la nuit dans une voiture ou sur un banc public : j’avais mal partout et je me sentais franchement comateuse. Pam était assise par terre, à un mètre du canapé, ses yeux bleus rivés sur moi.

— Ça a marché, m’a-t-elle aussitôt annoncé. Le Dr Ludwig avait raison.

J’ai grommelé :

— Super.

— Ça aurait été dommage de perdre le matériel avant d’avoir eu le temps de l’utiliser, m’a-t-elle répondu (plus pragmatique, tu meurs). Mais, bon, les humains qui travaillent pour nous ne manquent pas, et pour la plupart, ils sont faciles à remplacer. En fait, ils sont pratiquement interchangeables.

— Merci pour l’info, Pam.

J’étais d’une humeur massacrante et sale comme un pou. À croire qu’on m’avait plongée dans un bain de sueur et roulée dans la boue. Je me sentais toute gluante. Même mes dents collaient.

— De rien, m’a-t-elle répondu en esquissant un sourire.

Tiens ! Pam aurait donc le sens de l’humour. Les vampires ne sont pourtant pas réputés pour ça. Je n’ai jamais entendu parler d’un vampire reconverti dans le comique et, en général, nos blagues les laissent plutôt froids (ah ah ah !). Certaines des leurs, en revanche, peuvent vous donner des cauchemars pendant des semaines...

— Que s’est-il passé ?

Pam a noué ses longs doigts fins autour de ses genoux.

— On a suivi les instructions du Dr Ludwig à la lettre, chacun notre tour, Bill, Éric, Chow et moi. Et quand tu n’as plus eu une goutte de sang dans les veines, elle a commencé la transfusion.

Heureusement que j’avais perdu connaissance avant ces prises de sang ! Bill me suçait toujours le sang quand on faisait l’amour, et c’était pour moi le summum des stimulants érotiques. Alors, un pareil défilé ! Dieu seul savait comment j’avais réagi...

— Qui est Chow ?

— Essaie de t’asseoir, pour voir, m’a conseillé Pam. Chow est notre nouveau barman. Il fait un tabac au bar.

— Ah, bon ?

— C’est à cause de ses tatouages, a précisé Pam d’un ton qui la rendait presque humaine, pour une fois. Il est plutôt grand pour un Asiatique, et il est exceptionnellement bien pourvu... question tatouages.

Je n’étais pas franchement passionnée par le sujet. Mais, comme je suis une fille bien élevée, j’ai fait semblant. En réalité, je me concentrais sur la façon dont mon corps réagissait tandis que je poussais sur mes mains pour me redresser. J’ai alors eu une petite faiblesse et me suis immobilisée. J’avais l’impression que les plaies de mon dos, qui venaient juste de se refermer, risquaient de se rouvrir au moindre faux mouvement. Pam m’a confirmé que c’était précisément le cas.

C’est à ce moment-là que j’ai remarqué que je ne portais plus mon haut. Ni mon soutien-gorge, d’ailleurs. J’avais toujours mon jean, mais il était dans un tel état de crasse qu’il aurait pu tenir tout seul.

— Ton tee-shirt était en lambeaux, alors on a préféré te l’enlever, m’a expliqué Pam, toujours aussi serviable, un large sourire aux lèvres. Puis on t’a prise sur nos genoux, l’un après l’autre. Tu as fait l’admiration de tous. Bill était furieux.

— Va au diable !

C’est tout ce j’ai trouvé à lui dire, sur le moment.

— « Au diable » ? Après tout, qui sait ? a-t-elle rétorqué. Je voulais juste te faire un compliment. Tu dois être très modeste, pour une humaine.

Elle s’est levée et est allée ouvrir un des placards encastrés dans les murs de la pièce. Il y avait des chemises pendues à l’intérieur – un stock de rechange pour Éric, je suppose. Pam en a sorti une et me l’a jetée. J’ai levé le bras pour l’attraper au vol. Bingo ! J’avais conservé toute ma motricité : le geste ne m’avait pas paru trop difficile à exécuter, et je n’avais ressenti aucune douleur.

— Il n’y aurait pas une douche quelque part, Pam ?

Je n’avais pas envie de passer une chemise d’un blanc aussi immaculé alors que j’avais la sensation de ne pas m’être lavée depuis quinze jours.

— Si, dans la réserve, à côté des toilettes du personnel.

L’endroit était très spartiate. Mais c’était une douche avec un savon et une serviette. Je n’en demandais pas davantage. Le problème, c’était que quand on en sortait, on se retrouvait au beau milieu de la réserve. Cela ne gênait sans doute pas beaucoup les vampires : ils ignoraient jusqu’au sens du mot «pudeur ». Mais je n’ai accepté d’y mettre les pieds que lorsque Pam m’a promis de monter la garde devant la porte. J’ai quand même eu besoin de son aide pour ôter mon jean, mes chaussures et mes chaussettes. Elle n’a pas eu l’air de trouver ça déplaisant, en particulier quand on en est arrivé au jean et à la culotte...

Sous la douche, j’ai dû procéder avec précaution et des trésors de douceur. En m’essuyant, je me suis rendu compte que je tremblais des pieds à la tête, comme si je sortais d’une grave maladie, du style pneumonie ou grippe carabinée. En un sens, c’était un peu ça. Pam a entrebâillé la porte pour me passer un slip. J’ai été agréablement surprise qu’elle y ait pensé. Du moins, jusqu’à ce que je m’apprête à l’enfiler. Il était si petit et la dentelle si fine et si ajourée qu’on se demandait comment il pouvait encore mériter le nom de slip (enfin, il était blanc : ça aurait pu être pire). J’ai su que je commençais à aller mieux quand je me suis dit que j’aurais bien voulu me voir avec ça dans une glace.

Lorsque je suis sortie (pieds nus, en slip et en chemise blanche), Pam avait déjà mis mon jean et le reste de mes affaires dans un sac en plastique, qu’elle m’a tendu. Je suis retournée à pas lents dans le bureau d’Éric et j’ai fouillé dans mon sac à main pour récupérer ma brosse. Je commençais à me démêler les cheveux quand Bill est entré. Il m’a aussitôt pris la brosse des mains.

— Laisse-moi faire, mon amour, m’a-t-il tendrement murmuré. Comment te sens-tu ? Enlève donc cette chemise, que je jette un coup d’œil à ton dos.

Je me suis exécutée en espérant qu’il n’y avait pas de caméra de surveillance dans la pièce (même si, après le récit que Pam m’avait fait des « soins » un peu spéciaux qu’ils m’avaient tous si généreusement prodigués, il était peut-être un peu tard pour m’en inquiéter).

— Qu’est-ce que ça donne ? ai-je lancé par-dessus mon épaule.

— Il y aura des cicatrices.

— J’imagine.

Mais je préférais avoir des cicatrices dans le dos plutôt que sur le visage. Et je préférais avoir des cicatrices plutôt que d’être morte empoisonnée.

J’ai remis la chemise d’Éric, et Bill a commencé à me brosser les cheveux (un moment privilégié, pour lui). J’étais encore trop fragile pour rester longtemps debout, et j’ai été obligée de m’asseoir dans le fauteuil d’Éric. Bill s’est posté derrière moi pour continuer à me coiffer. J’en ai profité pour l’interroger :

— Alors, pourquoi moi ? Pourquoi cette furie m’a-t-elle choisie, moi ?

— Elle devait être à l’affût du premier vampire qui passait. Elle a eu de la chance que tu te sois trouvée avec moi : tu faisais une proie bien plus facile que prévu.

— C’est elle qui a provoqué notre dispute ?

— Non, je ne crois pas. C’était un concours de circonstances. D’ailleurs, je ne comprends toujours pas ce qui t’a pris.

— Écoute, je suis trop fatiguée pour te l’expliquer. On en discutera demain, d’accord ?

C’est à ce moment-là qu’Éric est revenu. Il était en compagnie d’un autre vampire. J’ai tout de suite compris que c’était Chow, et pourquoi il attirait la clientèle. Je n’avais jamais vu de vampire asiatique avant, mais celui-ci était particulièrement... canon. Il était aussi intégralement couvert de tatouages (du moins, sur les parties de son corps que je pouvais voir), de ce style de dessins très élaborés qu’on dit prisés des yakuzas. En tout cas, qu’il ait ou non été un gangster quand il était encore humain, Chow n’avait assurément pas l’air commode. Il avait même l’air carrément sinistre. Moins d’une minute après leur arrivée, Pam passait la tête par la porte.

— Tout est bouclé, a-t-elle annoncé. Le Dr Ludwig est parti aussi.

Le Croquemitaine avait donc fermé ses portes pour la nuit : il devait être 2 heures du matin. Tandis que Bill continuait à me brosser les cheveux, j’ai soudain pris conscience du spectacle que je devrais offrir, assise dans ce fauteuil directorial, les mains sur les cuisses, aussi court vêtue. En outre, la blancheur de la chemise faisait ressortir mon bronzage. Mais, en y réfléchissant bien, je n’étais pas moins couverte qu’avec l’uniforme short-chemisette de Chez Merlotte. J’imagine que c’était l’absence de soutien-gorge qui me gênait. Surtout que je suis plutôt gâtée par la nature, de ce côté-là.

Bon. Que je sois en petite tenue ou pas, que tous ces gens en aient déjà vu bien plus qu’ils ne pouvaient en deviner à travers la chemise d’Eric ou non, ce n’était pas une raison pour oublier les bonnes manières que m’avait inculquées ma grand-mère.

— Vous m’avez sauvé la vie. Merci.

Ma voix n’était peut-être pas très chaleureuse, mais ma reconnaissance n’en était pas moins sincère. J’espérais qu’ils le sentiraient.

— Tout le plaisir était pour moi, a répondu Chow, d’un ton qui m’a semblé un rien railleur.

Il avait un léger accent (je ne connais pas assez les langues asiatiques pour pouvoir l’identifier précisément). J’étais sûre que Chow n’était pas son vrai nom, mais c’était ainsi que les autres vampires l’appelaient.

— Sans le poison, ç’aurait été parfait, a-t-il ajouté avec ce même petit air goguenard.

J’ai senti Bill se raidir derrière moi. Il a posé les mains sur mes épaules. Je les ai aussitôt couvertes des miennes – ce qui me permettait, en plus, de cacher mes seins.

— Ça aurait même valu la peine d’avaler le poison, a renchéri Éric.

Il a porté la main à sa bouche dans un geste d’appréciation, comme s’il louait le bouquet d’un grand cru. Beurk !

Pam m’a souri.

— On recommence quand tu veux, Sookie, m’a-t-elle proposé, enthousiaste.

Oh, génial ! Absolument génial !

— Merci à toi aussi, Bill, ai-je dit en posant la joue contre son bras.

— Trop honoré.

De toute évidence, il prenait sur lui pour garder son sang-froid.

— Vous vous êtes disputés, avant que Sookie ne fasse cette mauvaise rencontre ? a alors demandé Éric.

— Ça, ce sont nos affaires.

En voyant que je montais sur mes grands chevaux, Éric, Pam et Chow se sont adressé des petits sourires en coin. Ça ne m’a pas plu du tout.

— Au fait, pourquoi voulais-tu nous voir ce soir, Éric ? ai-je aussitôt enchaîné pour détourner la conversation.

— Tu te souviens de la promesse que tu m’as faite, Sookie ? Celle d’utiliser tes talents particuliers pour moi, en cas de besoin, à condition que je laisse la vie sauve aux humains concernés ?

— Bien sûr que je m’en souviens !

Je ne suis pas du genre à donner ma parole à la légère, surtout à des vampires.

— Depuis que Bill a été nommé investigateur de la cinquième zone, nous n’avons pas eu beaucoup de problèmes dans la région. Mais nos confrères de la sixième zone, au Texas, ont des petits soucis que tes dons pourraient peut-être contribuer à régler. Nous leur avons donc loué tes services.

On m’avait louée, comme on loue une tronçonneuse ou une paire de béquilles ? Je me suis demandé si les vampires de Dallas avaient versé une caution, au cas où le matériel serait endommagé.

— Je refuse d’aller là-bas sans Bill.

J’avais parlé d’un ton catégorique, en regardant Éric droit dans les yeux. À la légère pression des doigts de Bill sur mes épaules, j’ai compris que j’avais bien réagi.

— Il t’accompagnera. Nous avons négocié ferme, m’a dit Éric avec un sourire satisfait. Nous avions peur qu’ils veuillent te garder ou te tuer. Nous avons donc prévu d’emblée que quelqu’un t’escorterait, et qui serait plus à même de remplir ce rôle que Bill ? Si Bill rencontre un problème, nous t’enverrons un autre garde du corps immédiatement. Et les vampires de Dallas mettront à ta disposition une voiture et un chauffeur. Ils prendront aussi en charge tes repas et ton hébergement. Et, bien entendu, tu recevras de jolis honoraires. Bill en touchera un pourcentage.

Alors que c’était moi qui ferais tout le boulot ?

— Vous vous arrangerez ensuite entre vous, a poursuivi Éric d’un ton doucereux.

— Pourquoi une ménade ?

Ma question les a tous pris de court. Ils avaient l’air complètement ahuris (un spectacle des plus insolites, chez les vampires).

J’ai précisé ma pensée :

— Les naïades sont les nymphes des rivières, les dryades celles des arbres. Alors, pourquoi une ménade ? Qu’est-ce que cette créature fabriquait dans les bois, à 20 heures, en Louisiane du Nord ? Je croyais que les ménades étaient des prêtresses du dieu Bacchus, des espèces de furies nymphomanes adeptes du culte dionysiaque ?

— Sookie ! Mais tu es pleine de ressources insoupçonnées ! s’est exclamé Éric.

Je n’ai pas jugé bon de lui dire que j’avais appris ça dans un polar. Autant lui laisser croire que je lisais le grec ancien dans le texte. Ça ne mangeait pas de pain.

— On prétend que le dieu prenait possession des ménades, tant et si bien qu’elles devenaient immortelles, ou peu s’en faut, a alors précisé Chow. Bacchus étant le dieu du vin, les bars sont les lieux de prédilection des ménades. Elles s’y intéressent même de si près qu’elles ne supportent pas que d’autres créatures de la nuit s’en mêlent. Pour elles, la violence qui résulte de la consommation d’alcool est une expression de leur culte, un hommage rendu à leur dieu. On les dit aussi attirées par toute autre manifestation de violence, de puissance et d’orgueil.

Ça me rappelait quelque chose... N’était-ce pas précisément mon orgueil blessé qui nous avait amenés à nous disputer, Bill et moi ?

— Le bruit courait qu’il y en avait une dans les parages, est intervenu Éric. Mais nous n’en savions pas plus, avant que Bill ne t’amène ici ce soir.

— Et alors ? Pourquoi m’a-t-elle attaquée ? Que veut-elle ?

— Un tribut, a répondu Pam. Du moins, c’est ce que nous pensons.

— Quel genre de tribut ?

Elle a haussé les épaules. Apparemment, je devrais me contenter de cette réponse.

— Et si vous n’obéissez pas ?

De nouveau, tous les regards se sont braqués sur moi. J’ai poussé un soupir exaspéré.

— Que va-t-elle faire si vous ne lui payez pas ce tribut ? ai-je insisté.

— Libérer sa folie destructrice.

Bill semblait vraiment inquiet. Ce n’était pas bon signe.

— Dans le bar ? Chez Merlotte ?

Cela dit, il y avait une foule d’autres bars dans la région.

Seigneur, ce que c’est agaçant, cette manie qu’ont les vampires de se lancer des coups d’œil en silence !

— Ou chez l’un d’entre nous, a fini par dire Chow. C’est déjà arrivé. Le massacre de Halloween à Saint-Pétersbourg, en 1876.

Ils ont tous hoché la tête avec solennité.

— J’y étais, a murmuré Éric. Nous avons dû nous y mettre à plus de vingt pour faire le ménage, puis pour planter un pieu dans le cœur de Gregory. C’était le tribut qu’exigeait Phryne, la ménade responsable de tout ce carnage.

Pour que les vampires suppriment l’un des leurs, il fallait vraiment que ce soit du sérieux. Un jour, Éric avait éliminé un autre vampire qui l’avait volé, et Bill m’avait raconté qu’il avait dû payer une grosse amende. À qui ? Bill ne l’avait pas précisé, et je ne lui avais pas posé la question. Il y a certains détails dont je me passe très bien.

— Vous allez donc payer un tribut à cette ménade ? ai-je demandé.

Ils se consultaient mentalement, je le sentais.

— Oui, a déclaré Éric. C’est préférable.

— J’imagine que les ménades ont la vie dure, a dit Bill d’un ton interrogateur.

— Oh, oui ! s’est exclamé Éric.

Et j’aurais juré qu’il frémissait.

 

Durant le trajet de retour, Bill et moi n’avons pas échangé un mot. J’avais pourtant plein de questions à lui poser. Mais j’étais morte de fatigue.

— Sam devrait être mis au courant, ai-je dit, comme on s’arrêtait devant chez moi.

Bill a fait le tour de la voiture pour venir me tenir la portière.

— Pour quelle raison, Sookie ?

Il m’a tendu la main, puis m’a donné le bras. Il avait bien vu que je ne tenais plus sur mes jambes.

— Parce que...

Je me suis interrompue. Même si Bill savait que Sam n’était pas humain, lui non plus, je n’avais pas vraiment envie de le lui rappeler. Cependant, Sam tenait un bar, et nous étions plus près de Bon Temps que de Shreveport quand cette espèce de furie sanguinaire m’était tombée dessus.

Comme pour faire écho à mes pensées, Bill a déclaré :

— Il tient un bar, d’accord. Mais ce n’est pas un vampire. En outre, la ménade a bien dit que le message était destiné à Éric.

Ce n’était pas faux.

— Tu t’inquiètes un peu trop pour Sam Merlotte à mon goût, Sookie, a-t-il ajouté.

Ça m’a clouée sur place.

— Tu es jaloux ?

Bill m’avait toujours à l’œil, surtout quand d’autres vampires de sa connaissance me regardaient avec... insistance, disons. Mais j’avais toujours cru qu’il défendait son territoire, en quelque sorte. Je ne savais pas comment prendre cette surprenante nouvelle. C’était la première fois qu’un homme était jaloux de l’attention que je portais à un autre.

Bill ne m’a pas répondu. Je lui ai trouvé un air un peu buté.

— Tiens, tiens, ai-je murmuré, en réprimant le petit sourire satisfait que je sentais pointer sur mes lèvres.

Bill m’a aidée à monter les marches de la véranda, puis à gagner ma chambre – celle dans laquelle ma grand-mère avait dormi pendant tant d’années.

Je suis allée dans la salle de bains me laver le visage et me brosser les dents. Quand j’en suis ressortie, j’avais toujours la chemise d’Éric.

— Enlève ça, m’a lancé Bill.

— Écoute, Bill, en temps normal, je serais chaude comme la braise, mais ce soir...

— C’est juste que je déteste te voir dans cette chemise.

Mon vampire était décidément de plus en plus jaloux. Voilà qui n’était pas désagréable... Par ailleurs, s’il poussait ce petit jeu un peu trop loin, ça risquait de devenir lassant.

— Oh, d’accord !

J’ai poussé un soupir qui a dû s’entendre de la cave au grenier et j’ai commencé à défaire les boutons un à un, lentement. Je savais que Bill avait les yeux rivés sur mes mains et je prenais tout mon temps, écartant les pans de la chemise au fur et à mesure. J’ai fini par l’envoyer valser à l’autre bout de la pièce et je suis restée là sans bouger, dans le slip en dentelle blanche de Pam.

Le bruit que Bill a fait en déglutissant valait tous les compliments de la terre. Sous son regard, je me suis sentie aussi belle qu’une déesse.

Peut-être que j’irais faire un petit tour à Ruston chez Foxy Lingerie, quand j’aurais ma journée. Ou peut-être que le magasin dans lequel Bill avait désormais un compte possédait un rayon lingerie ?

 

Ça n’a pas été facile d’expliquer à Sam que je devais aller à Dallas. Il avait été vraiment formidable lorsque j’avais perdu ma grand-mère, et depuis, ce n’était plus simplement mon boss. C’était un super ami, un super patron et (accessoirement, quand ça me prenait) un super fantasme. Je me suis contentée de lui dire que je voulais faire une pause, que j’avais besoin de vacances. Dieu sait que ça ne m’aurait pas fait de mal : je n’en avais jamais pris. Mais Sam a tout de suite vu clair dans mon petit jeu. Et ce qu’il a vu ne lui a pas plu. Ses beaux yeux bleus sont devenus froids, son visage s’est changé en masque de pierre. C’est tout juste s’il ne s’est pas mordu la langue pour ne pas me dire le fond de sa pensée, à savoir que Bill n’aurait jamais dû accepter de me laisser aller à Dallas.

Sam n’avait qu’une vague idée des relations que j’entretenais avec les vampires, tout comme les vampires ignoraient qu’il était un changeling. Bill excepté. Et je m’efforçais de ne pas aborder le sujet avec ce dernier. Je ne tenais pas à ce qu’il ait Sam dans le collimateur. Il aurait pu voir en lui un rival, un intrus venu piétiner ses plates-bandes, ce que je voulais éviter à tout prix. Il vaut mieux ne pas se mettre Bill à dos. C’est un ennemi... redoutable.

Après m’avoir donné son accord, Sam s’est laissé retomber contre le dossier de son fauteuil en hochant la tête d’un air renfrogné. Son torse mince et musculeux disparaissait sous un large tee-shirt bleu à l’effigie de Chez Merlotte. Il était en jean, un vieux jean délavé qu’il portait avec des santiags en daim hors d’âge. Je m’étais assise en face de lui, de l’autre côté de son bureau, avec la porte fermée derrière moi. Je savais qu’on ne pouvait pas nous entendre avec le boucan du bar, le juke-box et les types éméchés qui braillaient. Mais quand vous abordez un sujet pareil, vous baissez la voix.

Je me suis penchée par-dessus le bureau. Sam m’a aussitôt imitée. J’ai posé la main sur son bras et j’ai lâché dans un souffle :

— Sam, il y a une ménade qui rôde sur la route de Shreveport.

Il est demeuré impassible pendant un moment, puis, tout à coup, il est parti d’un grand rire tonitruant.

Il a mis trois bonnes minutes à se reprendre. Trois minutes pendant lesquelles j’ai senti la moutarde me monter sérieusement au nez.

— Excuse-moi, excuse-moi, répétait-il, avant de se remettre à rire de plus belle.

Il a quitté son fauteuil et a fait le tour du bureau, en essayant de réprimer ses hoquets à grand-peine. Je me suis levée à mon tour.

— Je suis désolé, Sookie, a-t-il déclaré en me prenant par les épaules. Je n’ai jamais vu de ménades, mais j’ai entendu dire que c’étaient des créatures extrêmement dangereuses. Je me demande juste en quoi ça te concerne, cette histoire de ménade.

— Tu te sentirais concerné aussi, si tu avais dans le dos le petit souvenir qu’elle m’a laissé.

Il a changé de visage brusquement.

— Elle t’a attaquée ? Que s’est-il passé ?

Je lui ai tout raconté, en tentant d’éviter de tomber dans le mélo et en passant sous silence la technique de transfusion un peu particulière à laquelle j’avais eu droit. Il a quand même voulu voir mes cicatrices. Alors, je me suis retournée et il a soulevé mon tee-shirt (jusqu’à la moitié du dos et sous le soutien-gorge : il ne faut pas exagérer). Il n’a pas pipé mot, puis, soudain, j’ai senti une sorte de frôlement et j’ai compris qu’il embrassait mes cicatrices. J’ai frissonné. Il a rabattu mon tee-shirt et m’a fait pivoter vers lui.

— Je suis vraiment désolé, a-t-il murmuré avec un accent d’une profonde sincérité.

Il ne riait plus, à présent. Il n’en avait même plus du tout envie. Il était si proche de moi que je pouvais sentir la chaleur de son corps.

J’ai pris une profonde inspiration, avant de lui expliquer :

— J’ai peur qu’elle s’en prenne à toi. Qu’est-ce que les ménades veulent comme tribut, Sam ?

— Quand mon père faisait le fier-à-bras, ma mère lui disait toujours de se méfier, qu’il finirait dévoré par une ménade.

Pendant un moment, j’ai cru qu’il se payait ma tête. Mais il était clair, à sa façon de me regarder, qu’il n’y songeait même pas.

— Les ménades n’aiment rien tant que réduire un homme fier à leur merci et le tailler en pièces. Littéralement.

— Beurk ! Et elles ne varient jamais leur menu ?

— Elles peuvent se rabattre sur le gros gibier. Les ours, les tigres, les trucs comme ça.

— Pas évident de dénicher un tigre en Louisiane ! Peut-être qu’on pourrait lui trouver un ours. J’imagine qu’elle le voudrait vivant...

 

 Mais Sam ne semblait pas vraiment préoccupé par le problème. Il me regardait fixement. Et puis, patatras ! Il s’est penché vers moi et m’a embrassée.

J’aurais dû voir le coup venir.

Il dégageait une telle chaleur après Bill (aussi froid qu’une pierre tombale, blague à part) ! Ses lèvres étaient douces, son haleine brûlante. Notre baiser a été aussi enflammé qu’inattendu, avec cette sensation d’excitation que vous éprouvez quand on vous fait un cadeau dont vous ignoriez, avant de le recevoir, à quel point vous le désiriez. Ses bras m’ont plaquée contre lui, les miens se sont noués automatiquement autour de son cou, et nous nous sommes perdus dans l’intensité de notre étreinte... jusqu’à ce que je revienne sur terre.

Je me suis un peu écartée, et il a relevé lentement la tête.

— J’ai vraiment besoin de changer d’air quelque temps, ai-je dit en reprenant mon souffle.

— Pardon, Sookie, a-t-il murmuré. Ça faisait des années que j’attendais ça.

Hum, hum ! A partir de là, il y avait différentes façons de prendre la chose. Mais j’ai passé la première et j’ai oublié les voies de dégagement pour filer pleins gaz, sans dévier de ma trajectoire.

— Écoute, Sam, tu sais bien que je suis...

— Amoureuse de Bill.

Amoureuse, je n’en étais pas tout à fait sûre. Mais je l’aimais vraiment beaucoup, Bill, et je m’étais engagée vis-à-vis de lui. Alors, considérant que les choses étaient déjà assez compliquées comme ça, j’ai hoché la tête.

Je ne pouvais pas lire clairement dans les pensées de Sam, étant donné qu’il n’est pas humain à cent pour cent, mais il aurait fallu que je sois franchement nulle pour ne pas sentir les flots de frustration et de désir qui émanaient de lui.

— Ce que je voulais dire, ai-je repris, après être enfin parvenue à me détacher de son esprit, c’est que si cette ménade s’intéresse de près aux propriétaires de bar, comme Eric, Chez Merlotte – qui n’est pas précisément tenu par le genre de quidam moyen qu’on croise à tous les coins de rue – pourrait bien être à son goût. Alors, tu devrais faire attention à toi.

Sam a semblé touché que je prenne la peine de l’avertir. Il y aurait vu un encouragement que ça ne m’aurait pas étonnée...

— Merci, Sookie. La prochaine fois que je changerai d’apparence, je serai prudent.

Bon sang ! Je n’avais pas pensé à ça ! J’en suis retombée sur ma chaise.

— Oh, non ! Tu ne peux pas prendre un risque pareil !

— Dans quatre jours, ce sera la pleine lune, je n’aurai pas le choix. J’ai déjà demandé à Terry de me remplacer.

— Qu’est-ce que tu lui as dit ?

— Que j’avais un rendez-vous. Ne t’inquiète pas, il ne consulte pas le calendrier pour connaître la phase de la lune chaque fois que je l’appelle pour me remplacer.

— C’est déjà ça. Est-ce que la police est revenue pour Lafayette ?

— Non. Et j’ai engagé un nouveau cuisinier, un copain de Lafayette. Il s’appelle Khan.

— Comme dans Gengis Khan ?

— Comme dans Chaka Khan.

— Si tu veux. Il sait cuisiner, au moins ?

— Il s’est fait virer du Langoustier.

— Pour quelle raison ?

— Tempérament artistique, je crois, a répondu Sam, pince-sans-rire.

— J’ai bien peur qu’il n’ait pas beaucoup l’occasion de l’exprimer ici.

J’avais déjà la main sur la poignée de la porte. J’étais contente d’avoir eu cette brève conversation avec Sam. Ça avait permis de détendre un peu l’atmosphère après notre petite... entorse au règlement. On ne s’était encore jamais touchés au boulot. En fait, on ne s’était embrassés qu’une fois, un jour où il me ramenait chez moi, après notre première et dernière soirée en tête à tête, il y avait quelques mois. Sam était mon patron, et s’embarquer dans une histoire avec son patron n’est jamais une très bonne idée. S’embarquer dans une histoire avec son patron quand on fréquente un vampire n’est pas une très bonne idée non plus. C’en est même une très mauvaise, à moins d’avoir des tendances suicidaires. Il fallait que Sam se trouve une copine. Et vite.

Quand je suis nerveuse, je souris toujours. Je souriais jusqu’aux oreilles lorsque j’ai lancé : « Il est temps de se remettre au boulot » avant de franchir le seuil de son bureau.

Ce qui s’était passé avec Sam m’avait un peu chamboulée. Mais j’ai refoulé illico toutes mes émotions pour me préparer psychologiquement à servir quelques bonnes dizaines de bières.

Dans la salle, j’ai retrouvé les clients habituels. Hoyt Fortenberry, un ami de mon frère, buvait un verre avec ses copains. L’agent Kevin Prior, que je voyais plus souvent en uniforme qu’en jean, était assis à une table. Il n’avait pas l’air de s’amuser du tout. À voir sa tête, il aurait nettement préféré être dans sa voiture de patrouille avec sa collègue, Kenya. Mon frère Jason a passé la porte en compagnie de sa nouvelle conquête, Liz Barrett. On la voyait de plus en plus fréquemment à son bras, ces temps-ci. Liz donnait l’impression de m’apprécier, mais elle n’essayait jamais de se faire bien voir : un bon point pour elle. Ma grand-mère aurait été contente de savoir que Jason sortait avec la même fille aussi régulièrement. Mon frère avait joué au play-boy pendant des années... jusqu’à ce qu’il n’ait plus trouvé de nouvelle partenaire. Après tout, il n’y avait pas une quantité inépuisable de femmes à Bon Temps et, même en étendant son terrain de chasse aux environs plus ou moins immédiats, cela faisait déjà un bon moment que Jason tapait dans les réserves. Il fallait bien laisser le temps faire son œuvre, histoire de renouveler le stock.

Et puis, Liz semblait prête à ignorer les petits problèmes que Jason avait eus avec la justice...

— Salut, sœurette ! m’a-t-il lancé, jovial. Tu peux nous servir deux whiskies-Coca ?

— Avec plaisir.

Mise en confiance par cet accueil chaleureux, je me suis laissée aller. J’ai oublié de me barricader, si bien que j’ai intercepté les pensées de Liz pendant deux secondes. Deux secondes de trop. Elle espérait que Jason ne tarderait pas à lui passer la bague au doigt. Et le plus tôt serait le mieux : elle était presque sûre d’être enceinte.

Heureusement que j’avais des années de self-control derrière moi ! Je les ai servis, en me protégeant farouchement contre les autres pensées baladeuses que j’aurais pu capter par mégarde, et j’ai essayé de réfléchir à l’attitude que je devais adopter. C’est ce qu’il y a de pire avec la télépathie : les trucs que les gens pensent mais ne disent pas sont précisément le genre de choses que personne (et surtout pas moi) n’a envie de savoir. Croyez-moi, parmi tous les secrets que j’ai surpris, aucun ne m’a rapporté quoi que ce soit, à part des ennuis.

Si Liz était enceinte, il ne fallait pas qu’elle boive d’alcool. C’était la dernière chose à faire. Et ce, quel que soit le père.

Je l’ai observée en douce. Elle a juste trempé ses lèvres dans son verre avant de le reposer, en veillant à cacher le niveau avec sa main. Elle a bavardé avec Jason une minute, puis Hoyt a interpellé mon frère et Jason a pivoté sur son tabouret pour se tourner vers son ancien copain de lycée. Liz a alors contemplé son cocktail, comme si elle était prête à le vider d’un trait. Avant qu’elle ne fasse une bêtise, je lui ai tendu un autre verre, rempli uniquement de Coca, et j’ai subtilisé le whisky-Coca discrètement.

Elle m’a regardée avec des yeux ronds.

— Ce n’est pas bon pour toi.

Je lui ai dit ça tout bas, pour que mon frère ne m’entende pas.

Liz est subitement devenue blême sous son beau bronzage.

— Tu es une fille raisonnable, Liz.

Je me creusais la cervelle pour trouver un moyen de lui expliquer mon geste. Je violais délibérément mon code de conduite personnel : ne jamais me laisser influencer par ce que je découvrais par accident dans l’esprit des gens.

— Tu sais que c’est pour ton bien, ai-je ajouté.

À ce moment-là, Jason s’est retourné, et un autre client m’a appelée à une des tables situées dans mon secteur. Comme je le rejoignais pour prendre sa commande, j’ai vu Portia Bellefleur s’encadrer dans la porte. Elle a scruté la salle enfumée comme si elle cherchait quelqu’un. À ma grande surprise, ce quelqu’un n’était autre que moi.

— Sookie, vous avez une minute ?

J’aurais pu compter les discussions que j’avais eues avec Portia Bellefleur sur une seule main (un seul doigt, même). Que pouvait-elle bien me vouloir ?

Je lui ai indiqué une place libre du menton.

— Asseyez-vous là. J’arrive.

— Bon. Autant boire quelque chose en attendant, alors. Vous avez du merlot ?

— Oui. Je vous apporte ça tout de suite.

Je lui ai préparé son ballon de rouge et je l’ai posé sur un plateau. Après avoir jeté un coup d’œil dans la salle pour m’assurer que tous mes clients étaient servis, j’ai rejoint Portia avec sa commande. Je me suis juste assise sur le bord de la table pour que tout le monde puisse me voir, au cas où quelqu’un aurait voulu renouveler sa consommation. J’ai vérifié que l’élastique de ma queue de cheval n’avait pas glissé et je lui ai souri.

— Que puis-je faire pour vous ?

Elle avait l’air fascinée par son verre de vin. Elle le faisait osciller entre ses mains en regardant le liquide tourner à l’intérieur. Elle a bu une petite gorgée, puis l’a reposé sur le dessous de verre, bien au milieu.

— J’ai un service à vous demander.

Je n’étais pas surprise. Dans la mesure où je n’avais jamais échangé plus de deux phrases avec Portia Bellefleur, il était clair qu’elle ne venait pas m’inviter à dîner.

— Laissez-moi deviner : votre frère vous a envoyée me demander de lire dans les pensées des clients du bar, histoire de voir si je peux apprendre quelque chose sur cette fameuse partouze à laquelle Lafayette aurait participé. C’est ça ?

Comme si je ne l’avais pas vue venir, avec ses gros sabots !

Portia avait l’air plutôt mal à l’aise, mais je décelais une farouche détermination dans ses yeux sombres.

— Il n’aurait jamais fait appel à vous s’il ne se trouvait pas dans une situation aussi délicate, Sookie.

— Ça lui aurait écorché la bouche de me demander lui-même de l’aide. Et pour cause : il ne peut pas me sentir, bien qu’il n’y ait pas eu un seul jour où j’aie été désagréable avec lui depuis qu’il est venu au monde. Mais maintenant qu’il a vraiment besoin de moi, monsieur n’hésite pas à me demander un service.

Portia était en train de perdre sa pâleur distinguée au profit d’un rouge tomate fort peu seyant. D’accord, ce n’était pas très sympa de ma part de lui faire endosser la responsabilité de la mesquinerie de son frère, mais, après tout, elle avait accepté d’être sa messagère. Et on sait ce qui arrive aux messagers. Cela m’a rappelé le rôle que j’avais joué la veille. J’aurais peut-être dû m’estimer heureuse de m’en être sortie à si bon compte, finalement.

— Je n’étais pas d’accord, a-t-elle grommelé.

Elle trouvait humiliant de s’abaisser à demander une faveur à une simple serveuse. Une Stackhouse, qui plus est.

Personne n’aimait l’idée que je sois télépathe. Les gens craignaient par-dessus tout que je n’exerce mes talents sur eux. En revanche, ils m’auraient payée pour que je les utilise à leur profit. Et tout le monde se fichait bien de savoir ce que cela me faisait de passer les pensées (plutôt barbantes, la plupart du temps, mais parfois franchement ignobles) de mes clients au crible pour glaner quelques précieuses informations.

— Vous avez probablement oublié que, récemment, Andy a arrêté mon frère pour meurtre ?

Bon, il avait été obligé de le relâcher, c’est vrai. Mais quand même !

Si Portia s’était empourprée davantage, il aurait fallu appeler les pompiers.

— Soit. Faites comme si je n’avais rien dit, a-t-elle rétorqué en se drapant dans sa dignité. Nous n’avons pas besoin de l’aide d’une détraquée comme vous, de toute façon.

Portia s’était toujours montrée polie avec moi, à défaut d’être amicale. J’avais dû la piquer au vif.

— Écoutez-moi bien, Portia Bellefleur. Je vais faire ce que je peux. Et ce ne sera ni pour vous, ni pour votre frère, mais parce que j’aimais bien Lafayette. C’était un ami, et il a toujours été adorable avec moi. On ne peut pas en dire autant de vous, ni d’Andy.

— Je ne vous aime pas, Sookie.

— Pour ce que j’en ai à faire !

— Il y a un problème ? a demandé une voix glaciale dans mon dos.

C’était Bill. J’ai levé mes barrières mentales, mais je n’ai perçu qu’un vide reposant derrière moi. Les gens avaient de vraies ruches bourdonnantes à la place du cerveau, mais l’esprit de Bill était comme une grosse bulle d’air. Fabuleux ! Portia s’est levée si brusquement qu’elle a failli renverser sa chaise. À la seule idée de se trouver en présence d’un vampire, elle était déjà au bord de l’évanouissement. Alors, en voyant Bill si proche d’elle, elle avait dû avoir la trouille de sa vie.

— Portia était juste venue me demander un service.

Notre petit trio commençait à attirer l’attention, et j’avais essayé de prendre un ton aussi neutre que possible.

— Pour remercier les Bellefleur de toutes les gentillesses qu’ils ont eues pour toi, sans doute ? a fait Bill d’un ton sarcastique.

C’en était trop pour Portia. Elle a tourné les talons et traversé le bar au pas de charge. Bill l’a regardée partir avec une franche expression de satisfaction, puis il m’a serrée dans ses bras – ça me donnait toujours un peu l’impression d’être enlacée par un arbre.

— Les vampires de Dallas ont pris leurs dispositions, m’a-t-il annoncé. Pourrais-tu partir demain soir ?

— Et toi ?

— Je voyagerai dans mon cercueil, si tu veux bien t’occuper du déchargement à l’aéroport. Ensuite, on aura toute la nuit pour découvrir ce que les vampires de Dallas attendent de nous.

— Il va falloir que je loue un corbillard pour t’emmener à l’aéroport !

— Mais non, mon amour. Contente-toi de t’y rendre en taxi. Il existe un service de transport exprès pour ça.

— Juste pour trimbaler les vampires d’un endroit à un autre pendant la journée ?

— Absolument. Ils ont une licence spéciale et un accord avec les douanes.

Il allait me falloir un petit moment pour me faire à cette idée.

— Tu veux un demi ? Sam a fait décongeler quelques bouteilles.

— Oui, s’il te plaît. O positif, si tu as.

O positif, mon groupe sanguin. Comme c’était mignon ! Je lui ai fait un grand sourire. Et pas mon sourire commercial habituel. Un vrai sourire, de ceux qui viennent du cœur. On avait beau se disputer (quel couple n’a pas ses petits problèmes ?), j’avais quand même une sacrée chance d’avoir un type comme lui dans ma vie. Je me demandais comment j’avais pu en embrasser un autre... Je me suis empressée de chasser cette pensée. On ne sait jamais.

Bill m’a rendu mon sourire (peut-être pas le spectacle le plus rassurant qui soit, étant donné qu’il était super content de me voir).

— Tu peux te libérer dans combien de temps ? a-t-il chuchoté en se penchant pour me parler à l’oreille.

J’ai consulté ma montre.

— Une demi-heure.

— Bon. Alors, je t’attends.

Il s’est assis à la table que Portia venait de libérer, et je lui ai apporté sa bouteille de sang synthétique.

Kevin est venu le saluer et a fini par s’asseoir pour discuter avec lui. Je n’ai pas pu m’approcher plus de deux ou trois fois pour saisir des bribes de leur conversation. Ils parlaient des faits divers qui avaient secoué notre petite ville, du prix de l’essence et des chances respectives des candidats au poste de shérif lors de la prochaine élection. Quoi de plus normal ? J’en rayonnais de fierté. Quand Bill avait commencé à fréquenter Chez Merlotte, l’atmosphère était plutôt tendue. Maintenant, les clients allaient et venaient comme si de rien n’était. Certains lui adressaient juste un signe en passant, d’autres allaient jusqu’à lui parler, mais personne n’en faisait une histoire. Les vampires avaient déjà assez de problèmes comme ça avec la loi, sans en avoir, en plus, avec les gens.

Quand Bill m’a raccompagnée à la maison, il avait l’air tout excité. Je ne voyais pas trop pourquoi, jusqu’à ce que je comprenne qu’il se faisait une joie d’aller à Dallas.

— Tu as des fourmis dans les jambes ? lui ai-je demandé, plutôt intriguée, mais aussi un peu inquiète qu’il ait la bougeotte.

— J’ai voyagé pendant des années, Sookie. Ces longs mois passés à Bon Temps ont été merveilleux, a-t-il aussitôt ajouté, en me tapotant affectueusement la main. Mais il est tout naturel que je me réjouisse de rendre visite à mes semblables. Les vampires de Shreveport ont trop de pouvoir sur moi. Je ne peux pas vraiment me laisser aller, quand je suis avec eux.

— Est-ce que les vampires étaient aussi bien organisés, avant qu’ils ne s’affichent au grand jour ? Enfin, au grand jour, façon de parler...

En général, j’évitais de poser trop de questions sur le monde des vampires, car je ne savais jamais comment Bill réagirait. Mais, pour tout vous avouer, je mourais de curiosité.

— Pas de la même manière.

J’ai bien senti que ce n’était pas la peine d’insister : je n’en saurais pas plus. Ce qui ne m’a pas empêchée de pousser un soupir sonore. Monsieur faisait bien des mystères ! Les vampires avaient beau prétendre vouloir s’intégrer au mieux dans notre société, ils n’en avaient pas moins fixé certaines limites qu’on ne pouvait franchir ni dans un sens ni dans l’autre. Par exemple, aucun médecin n’avait le droit de les examiner, et ils ne pouvaient en aucun cas être appelés sous les drapeaux. D’ailleurs, il n’y avait pas un seul vampire dans l’armée. En échange, le gouvernement américain avait demandé à tous les vampires qui avaient embrassé la carrière médicale, à quelque niveau que ce soit, de rendre leur stéthoscope et leur blouse blanche : les gens auraient eu trop de mal à remettre leur vie (et leurs veines) entre les mains d’un professionnel de santé qui se nourrissait de sang humain... Cela étant, officiellement et aux yeux de la plupart des humains, le vampirisme n’était qu’une très violente réaction allergique à une combinaison variable de différents produits comprenant notamment l’ail et la lumière du jour.

Bien qu’étant humaine moi-même (encore que certains eussent sans doute pu y trouver à redire, vu mon « infirmité »), il ne fallait pas m’en conter. J’aurais été ravie de croire que Bill était effectivement affecté d’une maladie répertoriée. Malheureusement, je savais maintenant que les créatures qu’on s’était empressé de ranger parmi les mythes et légendes avaient une fâcheuse tendance à se révéler bel et bien réelles. Peut-être même y avait-il des « lutins au fond du jardin », comme le chantait ma grand-mère quand elle étendait le linge.

— Sookie ?

— Oui ?

— Tu as l’air bien songeuse.

— Je pensais juste à cette petite balade à Dallas. Au vol et tout ça. Il va falloir que tu me fasses un topo détaillé : à quelle heure je dois arriver à l’aéroport, quels vêtements je dois emporter...

Bill a commencé à réfléchir à la question pendant que la voiture s’engageait dans l’allée de la maison. Je savais qu’il prendrait mes petites inquiétudes au sérieux. C’était une des qualités que j’appréciais chez lui.

 

— Avant que tu ne fasses ta valise, m’a-t-il dit un peu plus tard, je dois te parler de quelque chose.

— De quoi ?

J’étais plantée au milieu de ma chambre, devant mon armoire ouverte. Alarmée par la gravité avec laquelle il m’avait parlé, je me suis arrachée au dilemme vestimentaire qui me faisait face.

— De techniques de relaxation.

Je me suis tournée vers lui, les mains sur les hanches.

— Qu’est-ce que c’est que ça encore ?

— Je vais te montrer, m’a-t-il susurré en me prenant dans ses bras façon Rhett Butler dans Autant en emporte le vent.

Malgré ma tenue – un pantalon en toile en guise de robe à crinoline –, il a réussi à me faire croire que j’étais la plus belle, la plus éblouissante, la plus inoubliable des Scarlett O’Hara. Il n’a même pas eu besoin de se coltiner l’escalier : le lit était à deux pas.

En général, Bill fait les choses en douceur. Et il prend son temps. À tel point que, parfois, j’ai envie de hurler avant même qu’on soit entrés dans le vif du sujet. Mais cette fois, sans doute à cause de l’excitation du voyage et de l’imminence du départ, il a accéléré le rythme. On a atteint le septième ciel au même moment et, comme on restait allongés l’un contre l’autre, dans cet état de stupeur béate qui suit l’amour, je me suis demandé ce que les vampires de Dallas allaient penser de notre petite association...

Je n’étais allée qu’une fois à Dallas, en terminale. Le moins qu’on puisse dire, c’est que je n’en gardais pas un très bon souvenir. Je n’étais pas encore très douée pour me protéger des pensées parasites et j’ignorais que ma meilleure amie, Marianne, sortait avec un de mes copains dont j’étais éperdument amoureuse, un certain Dennis Bellange. Non seulement elle m’avait ignorée durant tout le voyage, mais elle ne l’avait pas quitté jusqu’au retour.

« Mais ça n’a rien à voir, me suis-je dit pour me raisonner. Tu y vas à la demande des vampires de Dallas. Ce n’est pas beau, ça ? On requiert tes services parce que tu es dotée de facultés exceptionnelles. » Il faudrait que je veille à ne pas parler de «handicap », comme j’étais souvent tentée de le faire. Après tout, j’avais appris à contrôler ma télépathie instinctive. Du moins avais-je gagné en précision. J’étais devenue plus sélective, plus active que passive. Et puis, j’avais Bill. Personne n’allait m’abandonner, cette fois.

Pourtant, je dois bien avouer qu’en repensant à cette première visite à Dallas, j’ai versé une petite larme avant de m’endormir.

Disparition a Dallas
titlepage.xhtml
Harris,Charlaine-[la communaute du sud-2]Disparition a Dallas.(Living Dead in Dallas).(2002).French.ebook.AlexandriZ_split_000.htm
Harris,Charlaine-[la communaute du sud-2]Disparition a Dallas.(Living Dead in Dallas).(2002).French.ebook.AlexandriZ_split_001.htm
Harris,Charlaine-[la communaute du sud-2]Disparition a Dallas.(Living Dead in Dallas).(2002).French.ebook.AlexandriZ_split_002.htm
Harris,Charlaine-[la communaute du sud-2]Disparition a Dallas.(Living Dead in Dallas).(2002).French.ebook.AlexandriZ_split_003.htm
Harris,Charlaine-[la communaute du sud-2]Disparition a Dallas.(Living Dead in Dallas).(2002).French.ebook.AlexandriZ_split_004.htm
Harris,Charlaine-[la communaute du sud-2]Disparition a Dallas.(Living Dead in Dallas).(2002).French.ebook.AlexandriZ_split_005.htm
Harris,Charlaine-[la communaute du sud-2]Disparition a Dallas.(Living Dead in Dallas).(2002).French.ebook.AlexandriZ_split_006.htm
Harris,Charlaine-[la communaute du sud-2]Disparition a Dallas.(Living Dead in Dallas).(2002).French.ebook.AlexandriZ_split_007.htm
Harris,Charlaine-[la communaute du sud-2]Disparition a Dallas.(Living Dead in Dallas).(2002).French.ebook.AlexandriZ_split_008.htm
Harris,Charlaine-[la communaute du sud-2]Disparition a Dallas.(Living Dead in Dallas).(2002).French.ebook.AlexandriZ_split_009.htm
Harris,Charlaine-[la communaute du sud-2]Disparition a Dallas.(Living Dead in Dallas).(2002).French.ebook.AlexandriZ_split_010.htm
Harris,Charlaine-[la communaute du sud-2]Disparition a Dallas.(Living Dead in Dallas).(2002).French.ebook.AlexandriZ_split_011.htm
Harris,Charlaine-[la communaute du sud-2]Disparition a Dallas.(Living Dead in Dallas).(2002).French.ebook.AlexandriZ_split_012.htm
Harris,Charlaine-[la communaute du sud-2]Disparition a Dallas.(Living Dead in Dallas).(2002).French.ebook.AlexandriZ_split_013.htm